Corinne, traces de grève

Source : Saturne
Auteur : Béatrice Guelpa
NB : cet article n'a pas été publié, pour cause de fin d'activité de Saturne. Merci à Béatrice Guelpa, de nous avoir permis la publication de son article.

Corinne, mère de quatre enfants, a été propulsée porte-parole des familles de la Boillat malgré elle. Comment a-t-elle traversé cette période. Souvenirs de grève.
C’est le 25 janvier qu’elle est entrée en résistance. Dix jours qu’elle avait recommencé à travailler, comme secrétaire dans un journal, après huit ans passé à élever ses quatre enfants, âgés de 5 à 18 ans. Ce jour-là, elle avait acheté des cadeaux à chacun. Ses 1’200 francs de paie y étaient passés. Et même un peu plus. « En rentrant, je suis tombée sur les infos », raconte Corinne, 42 ans. «Puis mon mari m’a appelé pour me dire qu’il avait l’intention de se mettre en grève lui aussi ».

Installée dans un bar à vin de Reconvilier, le Cristal, la mère de famille se souvient de ce jour-là avec la précision des journées exceptionnelles. De celles qui marquent une vie. Elle lance un coup d’œil à son mari, Patrice, répète : « C’est le 25 janvier que je suis rentrée en résistance. Depuis, je n’ai plus peur. On n’a plus peur. On a réalisé que ce n’était que de l’argent ». C’était il y a presque six mois.

Six mois d’intensité, de joies, de tensions. Six mois qui transforment une vie.

Dès les premiers jours, Corinne ne quitte plus le site de l’usine. Elle découvre ce monde ouvrier qu’elle ne connaissait pas, écoute les uns, réconforte les autres. Elle fait ce qu’elle peut. Elle est là. Tellement là, que le 11 février, les leaders du mouvement lui laissent à peine une heure pour improviser un discours lors d’une manif. Il leur manque une femme. Elle hésite. Elle a bien fait de la radio, c’était l’une des premières de Fréquence Jura, mais il y a si longtemps. Saura-t-elle ? Elle fini par dire oui. A la tribune, elle parle des factures qu’on ouvre plus à Reconvilier, des compagnons qu’il faut épauler, de ces Jeux Olympiques que personne n’a vu arriver. Des mots concrets. Des mots de femmes. Pas des phrases de politiciens. Et elle touche juste. Les 10.000 personnes présentes sont émues aux larmes. Corinne se retrouve propulsée porte-parole des familles sans même s’en rendre compte. « Ce dont je suis le plus fière, dit-elle, c’est que ce soir-là, j’ai réussi à préparer le repas d’anniversaire pour les douze ans de ma fille ! »

A la table du Cristal, son mari l’écoute, admiratif. J’ai envie de savoir comment leur couple a traversé cette période. Ce qu’ils ont découvert l’un de l’autre. Ce qui a changé, entre eux. Envie, simplement, d’entendre ces petites histoires qui tissent les plus grandes. D’emblée, Patrice me dit qu’il n’a pas été surpris. Il connaît le caractère de son épouse, son énergie inépuisable. Il me dit simplement : «J’ai été soufflé par son charisme ». De son côté, elle a découvert l’attachement de son mari pour cette Boillat, qu’elle connaît mal. Corinne s’amuse encore de cette visite guidée dans l’usine, aux premiers jours de grève. « Moi qui déteste les promenades du dimanche, il m’a tout montré, sur des kilomètres ! Ca a duré deux heures et demi. Cela faisait vingt ans qu’il travaillait là, mais je n’avais jamais mesuré à quel point cette usine comptait pour lui ».

Il est presque 23 heures à Reconvilier. Le village est désert. Seules les lumières de l’usine sont allumées. Les machines tournent, tant bien que mal. De l’extérieur, tout à l’air normal.

Pourtant, l’avenir de la Boillat est plus incertain que jamais. Et Corinne, attablée au Cristal, parle de ce dont elle veut se souvenir. Cet élan de solidarité, d’abord. Parce que cela a existé et que c’est la seule chose à laquelle on peut se raccrocher. Elle évoque cet habitant de Château d’Oex, devenu son ami depuis et qui, touché par le conflit, a réunit 13.000 signatures en quelques jours, le blog de Karl, cet anonyme qui a su fédérer une région. Elle évoque les rencontres incroyables que lui ont valu son combat pour cette usine. Propulsée porte-parole, Corinne est invitée aux quatre coins de la Suisse pour défendre les Boillat. Des universités aux squatts. « Moi qui n’ai même pas ma matu, j’ai été parler à l’Uni ! » Dans les amphi de Genève ou Lausanne, elle dit avec ses mots à elle, ce qu’elle pense que la future élite doit savoir pour gouverner. Et changer. Elle interpelle les professeurs : « Sachez que ça existe. C’est un cas d’école, la Boillat !» Avant de refaire le monde avec des jeunes révolutionnaires sensibilisés à la grève des Jurassiens. Corinne découvre les trotskistes, les léninistes, tous les « istes » qui rêvent de changer le monde. Ses «oins-oins », comme elle dit avec tendresse. Se tournant vers son mari, elle interroge soudain : «Ils sont quoi, déjà, ceux de Genève ? » Réponse de Patrice : « Ils doivent plutôt être anarchistes, vu ce qu’ils défendent ». « Je les adore, reprend la mère de famille. J’ai un de ces réseaux, maintenant. Je les connais tous, les tout jeunes et les tout vieux, ceux qui sont tombés dedans tout petit et n’en sont jamais sortis… On n’est pas toujours d’accord, eux, ils tombent vite dans l’utopie, l’autogestion tout ça. Moi, je ne me bats pas contre les patrons. Mais on doit mettre des garde-fous, dire stop, à un moment donné. Il faut poser des limites, comme avec les enfants ».

Corinne découvre des mondes. Parfois en décalage. Comme le jour où le directeur du théâtre de Carouge accueille les 350 ouvriers de la Boillat qu’il a invités à Genève par ces mots : «Vous ne devez pas souvent aller au théâtre… » Le ton condescendant fait sourire. Il y a plus blessant. A l’image de cette invitation du syndicat Unia aux troupes genevoises pour relever les piquets de grève jurassiens : « Venez vivre l’émotion d’une grève ! »

Mais Corinne ne se laisse pas abattre. En avril, elle organise une manif à Berne en dix jours. Le premier mai, à Zurich, elle fait un discours en allemand. « Moi qui parle pas trois mots d’allemand…. Quand mon mari a essayé de me le faire réciter, j’ai bien cru qu’on divorçait ! » C’est un collègue de Patrice qui prend le relais, et vient lui faire répéter son discours dans la cuisine, pendant deux jours.

Elle se souvient de sa frayeur, au moment où son nom de famille sort dans la presse. « Patrice n’était pas encore licencié ». De la réaction de son père, allergique au mot grève. Il est contre l’activisme de sa fille, mais n’hésite pas à l’aider au moment où les finances de la famille sont au plus bas. Car Patrice, qui n’est pas syndiqué chez Unia, s’est lancé dans cette grève sans filet. Pas sûr de recevoir les 3’000 francs, comme les membres du syndicat.

Très vite, pendant que Corinne grimpe sur le devant de la scène, Patrice œuvre en coulisses. Il gère le fonds de grève mis en place par la commune, qui s’est rendue compte que celui mis en place par le syndicat peut freiner certains dons. « On en a reçu 22’000, de 5 à 27’000 francs! » Il y a eu cet anonyme, qui a versé 10’000 francs, le syndicat des enseignants qui en a donné 27’000, ou encore ces 16’000 francs, récoltés à la sortie des supermarchés de la région par un homme, qui n’avait rien à voir avec la Boillat. Formidable élan. Plus d’un million réuni en quelques semaines, de quoi assurer 80% du salaire des grévistes. Patrice n’est pas mécontent de s’être débarrassé de sa mission. « Dès qu’on touche à l’argent… La direction ne nous a évidemment pas communiqué les salaires. On a demandé à chacun de ramener ses fiches de paie des mois précédents, les attestations d’assurance éventuelle etc. ». Un casse-tête. Aujourd’hui, il reste 300’000 francs sur le compte. Des souvenirs. Des constats. Et un goût de plus en plus amer dans la bouche des Boillat. Que faire ? Comment poursuivre la lutte ? « Soit tout s’arrête, soit on agit. Mais cette mort lente est insupportable. On est obligé de faire quelque chose, mais quoi ? »

Incertitude, phase de doute. Corinne est toujours en résistance. « On veut mourir debout, et là, on est en train de crever à genoux. Nous devons retrouver une façon de nous battre ».

Si elle se laisse aller, c’est provisoire. Son mari a retrouvé un travail, ailleurs, au premier juin. Pas simple de retomber dans la normalité. Mais comme les autres, elle veut encore y croire, à cette Boillat à 350. Sûre qu’il y aura un avant et un après la grève. Au niveau des syndicats. Et des politiques. « On a mis le pieds dans la porte ! On se bat pour que les financiers ne puissent pas faire n’importe quoi. Beaucoup de politiciens ont voulu nous aider, mais ils n’ont pas d’instruments pour le faire. Ce combat, pour nous, c’est une façon de se regarder dans la glace. Ca vaut la peine ! Quand on prend des risques, on a toujours l’impression d’avoir gagné quelque chose. De l’expérience, de la force. J’ai plus appris pendant ces deux mois que pendant… Non, ça n’a pas servit à rien. Ca restera gravé dans nos cœurs. Même si on n’arrive pas à sauver cette boite !

Une heure du matin. La patronne du Cristal referme la porte à clé derrière nous. Intarissable, Corinne se retourne une dernière fois : « Ah oui, une autre chose qu’on a appris, c’est à dire merci. Ce n’est pas évident de recevoir. On n’a pas l’habitude ici »


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Portrait de Corinne Cattin Brischoux
Actualisé le 19.11.06 par webmaster
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