J'AI VU FRED, la trentaine. Et puis encore Renald, 60 ans. Renald écoeuré, depuis qu'Unia leur a conseillé de reprendre le travail, le 23 février, après trente-sept jours de grève, parceque "sinon, ici, ce serait le désert". Dégoûté, lui, l'ancien syndicaliste de la FTMH devant ce "syndicat de compromission. J'ai pas dit compromis, j'ai dit compromission!" Ecoeuré à s'en rendre malade, dès qu'il approche des voies de chemin de fer, collées contre l'Usine 2. Fred aussi est malade. Et cela n'a rien a voir avec les accusations de la direction qui parle d'une "équipe de maladie", en pensant à "équipe de sabotage". Ca fait mal, le désespoir, ça rend fou, l'impuissance. Perdre son boulot, tout perdre, peut-être, après avoir tant espéré. Comment cela ne laisserait pas de traces?
ET POURTANT, ils disent que ce n'est pas fini. Veulent croire que le combat continue. La Boillat vivra. "On ira jusqu'au bout" dit Fred. Au bout de quoi, il ne sait pas. "On est devenu des icônes, on ne doit pas lâcher. Faut que ça serve d'exemple. Y a des gens qui comptent sur nous, dans ce pays." Montrer que la finance, ne gagne pas toujours, pas forcément. Et que le pays a besoin de métallos. Pas que de comptables. Fred sort un bout de feuille pliée en quatre de sa poche. C'est une action de Swissmetal, à 16 francs et 85 centimes, le sésame pour entrer à l'assemblée des actionnaires du groupe, le 30 juin. "Ca fait mal au coeur de payer une action, mais on pourra rentrer et poser des questions. On a crée un fond, Swissinvest, ça va pas se passer comme ça!" Le fonds regroupe des petits actionnaires de différents horizons, désireux de demander des comptes. Se faire entendre, l'obsession de ceux de la Boillat.
Y croire, encore
ILS ONT L'AIR DETERMINES. Et puis, désabusés. Au fond, ils sont tous quasiment sûrs que c'est foutu. Que Martin Hellweg, le chief executive officer de Swissmetal a pillé l'usine, sans raison, et que c'est la fin. Alors autant crever debout. C'est ce qu'ils disent. Mais ne disent pas. Comme Fred, qui affirme toujours croire à une Boillat à 350 employés "C'est mon but." La seule chose à laquelle il peut s'accrocher, comme à un slogan. Tout en se sentant inutile.QUE FAIRE FACE AU CYNISME? Ici et là, certains agitent l'idée d'une troisième grève. Agir en juin, avant que les 112 licenciés ne soient partis. après, il n'y aura plus personne. On craint les départs. On redoute les vacances. Les machines pourraient être démontées. Lutter jusqu'au bout. Mais comment?
FRED M'EMMENE A L'UZINE 3, repère des "ultras", de ceux qui ne lâchent pas. Un lieu d'accueil fondé le 27 février avec des gens d'Attac. Quatre ordinateurs, un bar, quelques tables, un casque rouge posé sur la TV, des T-shirts "Stop à l'hémorragie industrielle", et cette affiche du Che: "Soyons réalistes, demandons l'impossible." Je retrouve Sindo, derrière le bar. Il y passe ses journés, à l'Uzine 3, celle où la seule machine présente ne fait que du café. "Quand je suis ici, je ne suis pas chez moi à ne rien faire." Sa femme aussi travaille à la Boillat. "Mais pour combien de temps?" Sindo. Une vie d'exilé en zigzag, d'une autre usine à Thoune, fermée, à un village espagnol, puis à un bar à Miami. C'était avant la Boillat. Il y a plus de douze ans. Une vie d'errance. C'est la muerte." La seule chose qui le tient? "Ma fille, elle me fait des 5,5 en math et en allemand."
IL ME PRESENTE JOSE, un espagnol encore. Pas viré, lui. Un activiste qui me dit: "le combat continue. On est seulement en suspension de grève. On est toujours en lutte. Mais qui nous écoute? Swissmetal crée la confusion en faisant croire que tout va bien, que le boulot a repris, qu'ils ont réengagé 30 personnes. Mais faut voir les contrats! Les gens ne comprennent plus rien." Trente contrats de réengagement, à des conditions misérables, signés en catimini par des employés honteux.
IL ME DECRIT LES CONDITIONS de son travail qui se détériorent dans l'usine. Les ouvriers livrés à eux-mêmes, sans ordres, sans chefs, le mobbing, la sécurité aléatoire, et les gens qui changent de métier du jour au lendemain, parcequ'il faut bien boucher les tous. "J'ai vu un magasinier devenir électricien en une nuit." Non, le soufflé n'est pas retombé, me dit José. "Rien n'a changé ici." Seulement le sentiment d'être abandonné par tout le monde. Il s'est donné jusqu'au 30 juin. Si rien ne se passe, il donnera son sac. "Ca sert à quoi de se battre pour une Boillat à 60 personnes? Dans dix ans, ce sera fini. On nous ment. La vérité, c'est qu'ils vont laisser quelques personnes ici, pour ne pas avoir à dépolluer le site, et qu'ils vont tout rapatrier en Allemagne." José, sept ans de Boillat, victime du syndrome du survivant, qui se dit: "Pourquoi pas moi?" Et parle de son usine avec passion. "On est fier d'y travailler", cette fonderie, montée par quelques copains en 1855, qui a su créer un savoir-faire unique. "C'est ici qu'on a inventé tout ça, merde! Tout ça qu'ils veulent mettre ailleurs. Et même pas en Suisse. En Allemagne! Nous, on a créé des liens avec l'Université de Neuchâtel, inventé des alliages... Nous, on a rien pillé." Je sens son sang ibérique bouillonner. La Boillat. Du matin au soir. Il a compté: pas plus de six minutes sans en parler, de cette usine! Une femme approche et confirme: "Je me lève Boillat, je mange Boillat, je me couche Boillat. On ne pense qu'à ça. Comment faire autrement?"
Ça a servi à quoi ?
UN ANCIEN DEBARQUE, avec sa salade sous vide et son Coca. Il arrive du boulot, le nouveau, celui qu'il a retrouvé et rouspète. "J'en ai marre! Après la manif, j'arrête. C'est plus possible, ces réunions tous les soirs!" La conversation dérive sur les extrémismes, sur Bush, Ben Laden,l'Irak, la démocratie. L'ancien Boillat reprend: "J'ai bien réfléchi. J'ai fait ce que j'ai pu. Mais c'est jamais assez... il y a toujours des petits reproches... Moi, je pète un cable."IL N'EST PAS LE SEUL. Reconvilier, 2330 habitants, est un village meurtri et divisé. Au bar d'en face, deux non-licenciés boivent l'apéro en regardant un match. Deux italiens. Lucien et son copain. Qui me parlent de la difficulté à continuer à bosser dans une usine minée par les clans. Il y a le virés, les non-virés, les frontaliers, qui jouent les jaunes. Des mercenaires, intéressés par le fric. "On se sent mal. On se sent surveillé. On essaie de ne pas trop en faire. Certains ne nous parlent plus. C'est invivable à l'intérieur", commence Lucien. "Tu fais mal, quoi que tu fasses", renchérit l'autre. "Tu te fais engueuler par les commerciaux qui engrangent les commandes et insulter par les ouvriers parce que tu charges les camions. Ils te disent: "Qu'est-ce que tu fais pour moi?" Qu'est-ce que je peux faire? Tu peux rien faire... J'ai fait les deux grèves, j'étais là. Ca nous a servi à quoi ces trente-sept jours de grève? Ca n'a pas empêché les 112 licenciements, plus 21 et 14 encore, avant!" Lucien l'interrompt. Lâche que ce qu'il faut, c'est une troisième grève. Tout faire sauter. "Et après?" reprend son pote. "Hellweg, il fermera la porte, et il rira, parcequ'il aura gagné. Toi, tu n'auras plus de job." Lucien, comme les autres, parle d'honneur, de fierté. L'autre hausse les épaules: "Ca durera deux semaines et, après, plus personne ne parlera de ce qui s'est passé ici. L'affaire sera classé. Ca ne fera pas bouger la Suisse. La suisse, elle peut pas bouger. Comme me disait mon père: quand tu ne naît pas avec une cravate, tu fermes ta gueule. C'est toujours toi le perdant. C'est le fric qui gagne! Maintenant, je pense à mon cul. A mes enfants. Même si ça dure trois mois de plus, c'est toujours ça de gagné. Il faut être lucide." BG